Summaries Sunday: SOQUIJ
Chaque semaine, nous vous présentons un résumé d’une décision d’un tribunal québécois qui nous est fourni par la Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ) et ayant un intérêt pancanadien. SOQUIJ relève du ministre de la Justice du Québec, et elle analyse, organise, enrichit et diffuse le droit au Québec.
Every week we present a summary of a decision by a Québec court provided to us by SOQUIJ and selected to be of interest to our readers throughout Canada. SOQUIJ is attached to the Québec Department of Justice and collects, analyzes, enriches, and disseminates legal information in Québec.
CONSTITUTIONNEL (DROIT) : Contrairement à ce que prétendent les compagnies de tabac, la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac ne viole pas les articles 6 et 23 de la Charte des droits et libertés de la personne.
Intitulé :Imperial Tobacco Canada Ltd. c. Québec (Procureur général), 2014 QCCS 842
Juridiction : Cour supérieure (C.S.), Montréal, 500-17-052494-096
Décision de : Juge Robert Mongeon
Date : 5 mars 2014
CONSTITUTIONNEL (DROIT) — divers — Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac — constitutionnalité — tabac — fabricant — responsabilité civile — coût des soins de santé — droit à un procès juste et équitable — jouissance paisible des biens — modification législative — perte du bénéfice de la prescription extinctive — interprétation des articles 6 et 23 de la Charte des droits et libertés de la personne.
DROITS ET LIBERTÉS — droits judiciaires — audition publique et impartiale par un tribunal indépendant — fabricant — tabac — Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac — responsabilité civile — coût des soins de santé — égalité de moyens — atteinte à un droit substantiel — interprétation de l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne.
DROITS ET LIBERTÉS — droits et libertés fondamentaux — jouissance paisible des biens — Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac — constitutionnalité — fabricant — tabac — responsabilité civile — coût des soins de santé — modification législative — perte du bénéfice de la prescription extinctive — interprétation de l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne.
RESPONSABILITÉ — divers — Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac — constitutionnalité — responsabilité civile — fabricant — coût des soins de santé — droit à un procès juste et équitable — jouissance paisible des biens — modification législative — perte du bénéfice de la prescription extinctive — interprétation des articles 6 et 23 de la Charte des droits et libertés de la personne.
Requête en jugement déclaratoire afin de faire déclarer la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac inopérante. Rejetée.
En 2009, le législateur québécois a adopté la loi précitée. Celle-ci, comme son premier article l’indique, «vise à établir des règles particulières» afin de faciliter le recouvrement du coût des soins de santé résultant de la faute d’un ou de plusieurs fabricants de produits du tabac, et ce, sans égard au moment où cette faute a été commise. Les demanderesses sont des fabricantes au sens de la loi. Pour arriver à ses fins, le gouvernement a édicté toute une série de dispositions qui, selon les demanderesses, dérogent aux règles ordinaires du droit civil privé en matière de responsabilité civile. Les demanderesses considèrent que la loi, dans son ensemble, crée une situation d’injustice qui enfreint l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne. Elles rappellent que la charte doit recevoir une interprétation large et généreuse. Ainsi, selon elles, le concept de «pleine égalité» n’est plus respecté entre les parties au litige puisque la loi a pour effet de favoriser le gouvernement. Elles prétendent que l’article 52 de la charte doit aussi s’appliquer et que la loi, dans son intégralité, doit être déclarée inopérante. Elles soutiennent que, pour donner plein effet aux mots utilisés à l’article 23 de la charte, le tribunal doit s’inspirer des textes qui sont à la source de la législation. Ainsi, l’article 23 aurait une portée intentionnelle allant au-delà de simples garanties d’équité procédurale et qui autorisent le tribunal à invalider une disposition législative de droit substantiel si cette disposition empêche la tenue d’un procès juste et équitable. Selon les demanderesses, l’élimination de la prescription extinctive de trois ans et l’autorisation des recours contre une industrie ciblée couplée à la mise en place de présomptions légales (certes réfragables, mais qui forcent les demanderesses à se disculper) avec, au surplus, la prohibition d’accès aux dossiers médicaux des victimes créent une situation tellement déséquilibrée et en faveur du gouvernement qu’il devient impossible pour elles d’espérer subir un procès juste et équitable où elles pourront présenter une défense pleine et entière. Une grande partie de leur thèse repose sur le concept voulant que le principe d’égalité de l’article 23 de la charte soit défini comme une égalité de moyens («equality of arms»). Elles font notamment valoir que l’article 6 (1) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a été interprété en ce sens par la Cour européenne des droits de l’homme. Elles considèrent aussi que le changement législatif relatif à l’élimination de la prescription extinctive de trois ans leur cause une grave injustice en plus d’être une violation de l’article 6 de la charte. En conséquence, le processus retenu par la loi est totalement abusif et équivaut à une appropriation injustifiée des biens des demanderesses. La loi est une copie quasi conforme de la Tobacco Damages and Health Care Costs Recovery Act (S.B.C. 2000, c. 30), qui a été attaquée par certaines des demanderesses et a subi le test de la conformité à la Charte canadienne des droits et libertés ainsi qu’au droit canadien. Le jugement de la Cour suprême a évacué tout motif possible d’inopérabilité à la lumière du droit constitutionnel mais n’a pas traité de la particularité de la charte québécoise.
Décision
Trois questions ont été soulevées à l’encontre de la loi de la Colombie-Britannique: son extraterritorialité, son incompatibilité avec l’indépendance judiciaire et son incompatibilité avec la règle de la primauté du droit. Ce n’est pas parce que l’on change les paramètres traditionnels d’administration de la preuve que l’on empiète automatiquement sur l’indépendance des tribunaux. L’article 13 de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac, qui élimine la nécessité de l’identification des bénéficiaires ou encore la nécessité de prouver la cause de la maladie ou, finalement, le coût réel des soins de santé afférent à un bénéficiaire donné, est subordonné à l’article 14, qui permet aux parties poursuivies d’exiger des «échantillons statistiquement significatifs» qui devront satisfaire non seulement à ces parties, mais aussi au tribunal. Il s’ensuivra une preuve contradictoire vraisemblablement par l’intermédiaire d’experts, lesquels devront démontrer la fiabilité des données qui seront utilisées. Dans un tel contexte, les tribunaux garderont toute leur indépendance juridictionnelle, et même décisionnelle. La loi a aussi créé un droit d’action direct et non subrogatoire en faveur du gouvernement. Il appartiendra au gouvernement de prouver ses prétentions dans le cadre de cette loi et non de réclamer au nom des victimes les droits de ces mêmes victimes. Ainsi, le raisonnement de la Cour suprême sur l’indépendance judiciaire s’applique intégralement au présent dossier. Le principe juridique voulant que la notion de «procès équitable» en matière civile fasse partie de la notion de «primauté du droit» est loin d’être évacué de la réflexion et de la décision de la Cour suprême. Même si la charte canadienne et le droit constitutionnel canadien n’offrent pas de garanties d’équité procédurale dans des procès civils, la notion de «procès civil équitable» fait néanmoins partie inhérente du droit canadien. Cette décision avalise une loi similaire à la loi à l’étude et, si la loi de la Colombie-Britannique avait pour conséquence de priver les compagnies de tabac de leur droit à un procès équitable (ce qui doit inclure les garanties de justice naturelle que l’on retrouve à l’article 23 de la charte québécoise), il ne fait nul doute que la Cour serait intervenue. Le fait que la loi attaquée déroge à certaines règles de droit substantiel ne constitue pas en soi une injustice lorsque les dérogations visent une catégorie d’entreprises, comme c’est le cas en l’espèce. L’argument des demanderesses sur l’absence d’un procès équitable et l’impossibilité de pouvoir présenter une défense pleine et entière ne tient qu’à l’affaire Restaurant Brossard inc. c. Québec (Sous-ministre du Revenu), (C.Q., 1993-07-07), SOQUIJ AZ-93031330, J.E. 93-1346, D.F.Q.E. 93F-81, [1993] R.J.Q. 2243, [1993] R.D.F.Q. 137, jugement isolé dans lequel la Cour du Québec a décidé, il y a une vingtaine d’années, que l’article 23 de la charte pouvait recevoir application afin de déclarer inopérante une disposition de droit substantiel. Ce jugement ne fait pas autorité et va à l’encontre de tous les enseignements de la Cour d’appel. L’article 23 de la charte peut reprendre les mots «en toute égalité» que l’on trouve dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais il faut interpréter ceux-ci non pas dans le contexte du droit public européen continental, mais à la lumière du droit canadien. Or, le droit interne a déjà interprété l’article 23 de la charte québécoise et n’a pas élargi son application au droit substantiel. Les demanderesses prétendent néanmoins que les mots «en pleine égalité» doivent sous-entendre le concept d’«égalité des armes» retenu par la jurisprudence européenne. Or, ni le Canada ni le Québec ne font partie des 47 États membres du Conseil de l’Europe, et les arrêts de la convention européenne ne lient pas les tribunaux canadiens ou québécois. Les demanderesses ne peuvent invoquer le fait que, une fois qu’une loi est adoptée, elle ne peut être changée par la suite si l’amendement augmente le risque d’une partie de voir ses droits antérieurs altérés ou diminués. L’article 6 de la charte comporte une limitation fort importante, soit «sauf dans la mesure prévue par la loi». Par ces mots, le législateur s’est réservé le droit de légiférer pour modifier les droits de toutes personnes ou catégories de personnes à la libre disposition et à la jouissance paisible de leurs biens. Ainsi, si sa loi modifie la prescription extinctive pour l’ensemble des fabricants du tabac, cela n’entre pas en conflit avec l’article 6 de la charte. Nul ne saurait prétendre être à l’abri d’un changement législatif ni jouir d’une quelconque garantie à la permanence d’une loi. L’article 6 empêche le législateur de priver une partie de ses biens par une loi qui sort de son champ de compétence ou encore par une loi qui lui impose une quelconque entrave à son indépendance et à sa totale liberté d’action; ce n’est pas le cas en l’espèce.
Le texte intégral de la décision est disponible ici
Comments are closed.