L’attribution de Concepts Modernes du Droit International au Grand Dérangement
Depuis quelques années, certains historiens et citoyens ont commencé à utiliser des concepts contemporains pour qualifier le Grand Dérangement. C’est une idée qui apparaît notamment dans les travaux de John Mack Faragher et selon laquelle l’expulsion de la population acadienne (la majorité d’une population de 14 000 personnes), de 1755 à 1764, par les autorités coloniales britanniques de la Nouvelle-Écosse – appuyées par le gouverneur William Shirley du Massachusetts, au nom du roi George II de Grande-Bretagne –, vers les colonies britanniques de l’Amérique du Nord, puis vers l’Angleterre et la France (soit la Déportation des Acadiens ou le Grand Dérangement), se compare à bien des égards à la notion de nettoyage ethnique. Tout récemment, l’ex-maire de Kedgwick au Nouveau-Brunswick et ex-ministre libéral provincial, Jean-Paul Savoie, manifestait pour sa part son souhait de voir la communauté internationale attribuer à la Déportation des Acadiens la qualification de génocide. Il voudrait aussi voir un monument érigé à cet effet près de Kedgwick.
Si l’on devait penser que le fait de transposer dans le temps des concepts juridiques de notre époque pour qualifier le Grand Dérangement est une bonne idée, alors il apparaît que les atrocités commises par les Anglais envers les Acadiens, à l’époque, ressemblent davantage, en droit international, à un nettoyage ethnique qu’à un génocide.
Même si l’on reconnaît aujourd’hui en droit international des similitudes entre le concept de génocide et celui de nettoyage ethnique, ces deux concepts ne sont pas identiques. Leurs définitions décrivent des actions motivées par des intentions différentes. Les actions qualifiées de génocidaires sont motivées par une volonté de détruire physiquement ou biologiquement un groupe particulier dans son entièreté ou en partie. Selon le droit international, ces actions prennent l’une des formes suivantes : le meurtre de membres d’un groupe, l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres d’un groupe, la soumission intentionnelle d’un groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, des mesures visant à entraver les naissances au sein d’un groupe ou le transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre groupe. Encore une fois, l’intention qui habite le génocide est la destruction du groupe ciblé.
En ce qui a trait aux actions qualifiées de nettoyage ethnique, elles sont motivées par une volonté de supprimer un groupe particulier d’un territoire particulier, cherchant ainsi à débarrasser un territoire des populations ciblées. Le nettoyage ethnique est habité d’une visée d’homogénéité ethnique à atteindre par le déplacement d’un groupe, d’un territoire à un autre, par la force. Le fait qu’il comporte des actions similaires à certains gestes qui peuvent être qualifiés de génocidaires, lors de l’application d’une politique de nettoyage ethnique, n’enlève rien à la qualification de nettoyage ethnique – à l’intention qui l’anime.
On constate, à la lecture des travaux préparatoires à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, que l’idée d’élargir la définition du terme génocide à des actions similaires à celles du concept de nettoyage ethnique (proposée par la Syrie) a été expressément rejetée. Génocide et nettoyage ethnique sont donc, en droit international, deux concepts différents.
La véritable intention des Anglais, lorsqu’ils entreprirent le Grand Dérangement, n’était pas, contrairement à l’intention qui anime les responsables de crimes de génocide, la destruction physique ou biologique d’un groupe. Les décideurs anglais de l’époque étaient moins animés par l’intention de détruire les Acadiennes et les Acadiens que par celle qui consistait à utiliser tous les moyens à leur portée pour forcer le groupe ethnique adverse à abandonner le territoire. Les Anglais souhaitaient évacuer la menace que représentait un peuple qui refusait de prêter serment inconditionnel à la couronne anglaise en dispersant les ressortissants de ce peuple dans les colonies anglaises. L’intention n’était donc pas d’exterminer les Acadiens ; l’intention était de les déporter à bord de navires commandés à Boston. Aucune politique de séparation systématique des familles n’avait été adoptée ; au contraire, certains officiers se sont efforcés de rassembler parents et enfant dans ces navires. Même les Acadiens en fuite et capturés n’ont pas été éliminés. Ils ont été détenus dans les prisons avant d’être déportés à leur tour. Et les nombreuses pertes de vie ont eu lieu lors des déplacements en mer – tempêtes, manque de nourriture et d’eau potable, épidémies… Si les Anglais avaient décidé de commettre un génocide envers les Acadiens, d’éradiquer complètement mes ancêtres, ils en avaient les moyens. Mais ils ne l’ont pas fait.
Par ailleurs – et surtout, dirais-je – cette pratique d’appliquer des concepts juridiques à des époques où ces concepts n’existaient pas est répréhensible. Elle ouvre notamment la porte à un univers anachronique et kafkaïen. D’une part, on peut aisément imaginer le banquet de tyrannies qu’on pourrait dégager de la rétroactivité du droit. Quelle arme formidable ce serait pour les régimes oppressifs !
D’autre part, qualifier une action en l’isolant de son contexte fait fi du fait que le droit se doit d’être au diapason de la société et de son évolution. Le Grand Dérangement se déroule près deux siècles avant la création, dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale, des concepts en question. Il s’agit d’une tragédie qui prend place à une époque où le monde est un vaste champ de bataille, où la souveraineté de l’État est à son pinacle, et où, au nom du désir d’hégémonie et d’ambitions sans bornes, sévit par-dessus tout la brutalité. Un contexte qui porte Klimis et Vanderlinden à conclure – et je tiens à insister, ce ne sont pas mes mots – « que les populations françaises d’Acadie auraient pu connaître un sort moins enviable que la Déportation ».
Cela ne signifie pas que le peuple acadien n’a pas fait l’objet de barbaries commises par les Anglais de l’époque, des actions qui ont notamment été jugées par l’influent homme politique et philosophe de l’époque Edmund Burke (1729-1797) comme un comportement inhumain envers un peuple innocent.
Mais le nom que porte l’atteinte au peuple acadien qui a eu lieu pendant les années 1755 à 1764 est « Grand Dérangement ». Il s’agit d’une qualification sociopolitique à la charge historique lourde de signification. Personnellement, je pense qu’il s’agit d’une appellation qui se suffit à elle seule et qui n’a nullement besoin d’être appuyée par des concepts de droit moderne sur la violence humaine.
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Post-scriptum : La qualification d’un acte, en droit international public, est un exercice long et complexe. Il faut à tout le moins avoir suivi une formation en droit international pour connaître les notions élémentaires de ce vaste champ d’études (selon les programmes, il s’agit d’une formation dont la période varie de un à deux ans). La qualification, en droit international public, s’opère selon une méthodologie qui lui est propre, et pas nécessairement au diapason de la méthode de qualification en droit interne. Il faut notamment se demander si le concept en question est contraignant ; déterminer l’intention des États par leurs actions, par la nature des instruments pertinents, par la lecture de travaux préparatoires, par l’étude de la jurisprudence, de la doctrine. Une fois ce travail terminé, s’il y a règle de droit, il faut ensuite établir l’intention en ce qui concerne l’acte en soi. Encore là, il ne s’agit pas d’un exercice simple. La qualification ne saurait se réduire à une interprétation littérale d’un texte pour en déduire une obligation, une erreur qui se voit souvent chez les profanes. L’interprétation du droit international à partir d’une qualification défendue par des non-initiés à ce droit (ce qui est trop commun de nos jours) a autant de poids que celle d’un ébéniste qui n’a pas étudié la médecine et qui se prononcerait sur la pertinence ou non d’une chirurgie cardiaque.
Merci Prof. Roy. Ça fait du bien de voir qu’il existe toujours ceux qui reconnaissent le risque que comporte le présentisme sociologique.